Votre dernier livre « En finir avec les idées fausses sur le commerce » paru en avril dernier, démonte un certain nombre d’idées reçues sur le commerce. Quelle est, selon vous, l’idée fausse la plus répandue qui nuit aujourd’hui à la compréhension des mutations commerciales ?
Certainement celle selon laquelle le commerce serait par nature nuisible, voué à « profiter des autres ». Rappelons que sans commerce, nous redeviendrions des prédateurs ; notre société serait invivable. Cette critique de l’inutilité du commerce n’est pas nouvelle : elle traverse toute l’histoire occidentale, depuis Aristote, qui jugeait l’activité commerciale « non naturelle », jusqu’aux économistes de l’Ancien Régime, pour qui le commerce était une activité « stérile ».
On pourrait croire ces débats révolus aujourd’hui. Or, le commerce reste perçu comme un grave irritant, et ce à plusieurs niveaux. Sur le plan social, il est accusé d’encourager une hyperconsommation, qui plus est, aux impacts environnementaux délétères. Sur le plan économique, la grande distribution et l’e-commerce sont critiqués pour leurs relations déséquilibrées avec les producteurs et fournisseurs, leurs emplois précaires. Enfin, sur le plan territorial, le commerce, et plus particulièrement la grande distribution, est souvent vu comme un facteur d’artificialisation des sols et de banalisation urbaine, à l’origine du déclin des centres-villes.
Peut-on dépasser cette suspicion permanente ? Oui, si le commerce parvient à réduire ses « irritants » : relations plus équilibrées avec ses partenaires, consommation plus responsable, insertion urbaine plus qualitative. De nouvelles formes d’échange – circuits courts, économie circulaire (si elle n’est pas nourrie par la fast fashion), économie de la fonctionnalité – montrent déjà qu’une autre voie est possible. Mais la responsabilité est collective : commerçants, consommateurs et pouvoirs publics partagent la charge de redonner au commerce toute sa légitimité sociale.
Paris connaît à la fois des dynamiques de revitalisation et des inquiétudes autour de la vacance commerciale. Quels leviers vous semblent les plus efficaces pour maintenir une offre de proximité vivante et adaptée aux besoins des habitants ?
Je dirais, avec un brin de provocation, que Paris est la ville la plus rétrograde en matière de commerce. Elle se distingue comme la seule ville française où la majorité de ses habitants effectuent leurs courses intra-muros, principalement dans de petites boutiques, dans lesquelles ils se rendent à pied ou en transports en commun. Partout ailleurs, les consommateurs privilégient la périphérie et ses moyennes surfaces, auxquelles ils se rendent en voiture.
Paris a ainsi conservé le fonctionnement marchand des villes du XIXe siècle. Paradoxalement, c’est ce qui fonde sa modernité aujourd’hui.
Toutefois, elle n’échappe pas aux mutations profondes qui affectent l’ensemble des villes, comme en témoignent :
Une hausse significative de la vacance commerciale, passée en moyenne de 6 % à 14 % dans les centres-villes des 250 plus grandes agglomérations françaises (elle dépasse désormais les 10 % à Paris) ;
Une contraction marquée du commerce d’équipement de la personne, longtemps secteur emblématique du « shopping » urbain, dont la part est tombée de 32 % à 21 % à l’échelle nationale sur la même période ;
Une montée en puissance des services, qui deviennent en 2024 la première catégorie d’activités marchandes en centre-ville, avec plus de 21 % des points de vente.
Selon moi, tous ces phénomènes sont liés et témoignent d’une « tertiarisation » de la consommation. Entre 1960 et 2024, la part des dépenses consacrées aux biens durables et semi-durables a été divisée par deux (de 21 % à 11 %), tandis que celle dédiée aux services est passée de 39 % à 65 %, selon l’Insee.
Les centres-villes apparaissent ainsi comme le miroir de cette « tertiarisation » de la consommation : moins tournés vers l’achat de biens — captés par les grandes et moyennes surfaces périphériques ou par l’e-commerce — et davantage orientés vers les services à la personne (bien-être, restauration, soins).
Comment maintenir un commerce vivant dans ce contexte ? En arrêtant de penser les rues marchandes comme des galeries marchandes à ciel ouvert ; en les considérant d’abord comme des espaces de services et de bien être pour leurs usagers.
Le commerce de demain devra concilier transition écologique, numérique et attentes sociétales. Quelles pistes concrètes voyez-vous pour accompagner les commerçants dans cette transformation ?
La première condition est de leur offrir un cadre économique stabilisé, ou du moins suffisamment lisible pour qu’ils aient le temps de s’adapter. Or, aujourd’hui, de nombreuses formes émergentes de commerce, souvent très agressives sur le plan concurrentiel, échappent encore largement à la régulation de l’urbanisme commercial et de la fiscalité.
La seconde condition est de leur permettre de développer leur activité à des coûts d’occupation raisonnables. Les propriétaires de murs commerciaux jouent ici un rôle déterminant dans la vitalité d’une rue, d’un quartier ou d’une ville. Mais il arrive aussi qu’ils contribuent aux difficultés rencontrées par les commerces, en pratiquant des loyers excessifs, déconnectés du potentiel économique local, en sélectionnant uniquement les preneurs les plus solvables au risque de saturer certains secteurs, en négligeant l’entretien de leur patrimoine ou encore en laissant volontairement leurs locaux vacants pour bénéficier d’avantages fiscaux.
Deux leviers complémentaires mériteraient d’être activés :
Au niveau national, en réformant la fiscalité applicable à l’immobilier commercial : il s’agirait de conditionner les avantages fiscaux à des efforts concrets de modernisation, de rénovation énergétique ou de remise en location active des locaux. Le simple fait de posséder un bien immobilier, a fortiori inoccupé, ne devrait plus suffire à déclencher des exonérations.
Au niveau local, en intégrant les propriétaires dans une logique de coopération active, à travers la mise en place de « milieux innovateurs » réunissant collectivités, commerçants, notaires, agents immobiliers et autres parties prenantes, afin d’aligner leurs intérêts autour d’un objectif commun : la vitalité commerciale des villes.