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Interview de David Piovesan, Maître de conférences en sciences de gestion

Dans cette interview, David Piovesan dresse un état des lieux des librairies indépendantes en Europe, après avoir sillonné 23 pays et rencontré plus de 250 acteurs du livre. Il y révèle les fragilités communes à ces lieux culturels essentiels, les modèles de résilience qui émergent face aux mutations du marché, et les leviers concrets pour préserver leur rôle dans la société.

 

 

David Priovesan, Maître de conférences HDR en sciences de gestion.

Après avoir parcouru 23 pays et rencontré plus de 250 acteurs du monde du livre, quel constat dressez-vous sur l’état des librairies indépendantes en Europe ? Quelles tendances ou fragilités communes avez-vous observées ?

La première chose à souligner, c’est que l’Europe est un espace de la diversité. C’est une grande richesse parce que cela signifie que dans chaque pays, les libraires se sont appropriés un outil pour l’adapter à leur histoire, leur culture, leur vision du métier. Mais pour le chercheur, c’est un casse-tête, car il faut tenter malgré tout de regarder ce paysage unique qui ressemble à un puzzle et d’en tirer des enseignements plus généraux. C’est le sens de ma démarche, de ne pas rester cantonné à des discours que tout le monde répète parce qu’un jour, quelqu’un les a dites. Mais d’aller sur le terrain, écouter les libraires dans leurs librairies et dans leurs quartiers. C’est pour cela que j’ai entrepris ce European Bookshops Tour, pour faire une recherche vivante, au plus près des réalités locales des libraires. On ne peut pas comprendre le fonctionnement d’une librairie de Bucarest ou de Oslo ou de Sarajevo depuis Paris. Pour autant, qu’avons-nous à apprendre de ce regard européen ?

Elles sont malgré tout, toutes fragiles ces librairies, pour différentes raisons certes. Elles appartiennent au patrimoine européen de la culture, elles sont des piliers vivants de la diffusion de la pensée critique et de la littérature, elles comptent beaucoup dans le paysage intellectuel et social en Europe. Et pourtant, elles restent des commerces fragiles. La fragilité économique demeure la principale de leurs fragilités. Mais quel que soient les pays, finalement, des libraires cherchent à mettre en avant des livres qui sont différents et uniques. Toutes les libraires ont conçu leur modèle économique sur l’équilibre et la compensation, comme en France : des livres à grande rotation permettent de faire vivre des livres à plus faible rotation. Avec cette idée, la librairie en Europe peut faire vivre des livres, des éditeurs et des auteurs moins connus, plus exigeants, qui nécessitent un accompagnement à la vente. C’est une idée qui traverse toute l’Europe, même si, la traduction locale et concrète dépend bien sûr de chaque librairie.

Enfin, même si tous les pays n’ont pas la même législation du prix unique, comme en France depuis 1981, la librairie n’est jamais considérée comme un commerce comme un autre. Parce qu’elle joue très souvent un rôle social, d’animation culturelle et de centre intellectuel. Dans de très nombreux pays. C’est une ligne force de la recherche.

Votre étude s’intitule The European Bookshop Business Model. Selon vous, quelles sont les clés de résilience ou d’innovation des librairies qui parviennent à se maintenir, voire à prospérer, face aux mutations du marché et aux plateformes en ligne ?

Les piliers de résistance sont au nombre de quatre, avec des nuances locales évidemment. C’est ce que j’appelle dans le nom la matrice 2P2C. Les librairies ont tout d’abord amélioré leurs modes de gestion devant des PME très efficaces (c’est la performance). Elles ont également renforcé leur rôle auprès de leur territoire et de leurs partenaires (c’est la communauté). Elles ont aussi approfondi leur capacité de conseils et de sélection des livres dans un contexte où l’offre éditoriale est très abondante (c’est la curation). Enfin, elles ont construit des modes d’action collective qui leur ont permis de se professionnaliser (c’est la professionnalisation). Cette dernière dimension est certainement une variable clef pour l’avenir tant les enjeux sont complexes et appellent à des réponses interprofessionnelles. Si l’on cherche à dépasser les réponses ponctuelles pour construire des solutions structurelles et systémiques, alors c’est l’interprofession qui constituera la meilleure source d’expérimentation et d‘innovation. Ces quatre axes se retrouvent dans la plupart des pays et des librairies, même si bien sûr des nuances voient le jour selon les spécificités locales. Mais elles structurent la capacité de résilience des librairies face à la transformation récente de leur contexte d’action.

À Paris, la sauvegarde des librairies passe notamment par une action foncière : acquérir et louer des locaux à loyers accessibles, comme le fait Paris Commerces. Au regard de vos recherches, en quoi la question du foncier et du soutien public est-elle déterminante pour l’avenir des librairies indépendantes ?

Le modèle économique de la librairie, son business model, ressemble à de la dentelle, c’est une économie du micro détail. Quand la rentabilité oscille autour de 1% en moyenne, ce n’est pas une question de conjoncture, mais plutôt de structure. Dans ce modèle, chaque détail compte. Il faut voir la montée en compétence des libraires depuis 20 ans en matière de gestion, qu’il s’agisse de la maîtrise des achats, de la gestion des stocks et de la trésorerie, et des tableaux de bord. Dès lors, de petites variations ont un impact immédiat sur la librairie, on l’a vu récemment avec les modifications du Pass Culture et de façon encore plus impactante, avec l’augmentation des charges dans les librairies, comme dans toutes les entreprises. Le transport, les charges fixes, les loyers, toutes les charges ont augmenté significativement et sont venues rogner une rentabilité déjà structurellement faible. Le loyer est un poste très important dans les charges d’une librairie. Quand on sait également comment la mise en valeur des livres est déterminante, dans un espace, comment la scénographique intérieure permet de montrer des livres invisibles, il faut dès lors se dire que ce n’est pas qu’une question de montant du loyer mais de « bon » local. Soutenir les librairies dans l’accès à des locaux bien situés, permettant des agencements intelligents, à des loyers modérés, c’est vital. Dans ce contexte, les aides publiques jouent un rôle déterminant. Elles vont alléger la pression et permettra aux librairies d’être plus sereines sur leur pérennité économique et par conséquent, de pleinement jouer leur rôle culturel et d’acteur social. Toutes les actions de la librairie ne sont pas rentables (dans un festival, dans les animations, avec les partenaires, dans les rencontres d’écrivains, etc.). Si la rentabilité faiblit, si les aides publiques se rétractent, c’est la librairie en tant que « commerce pas comme un autre » qui se fragilise. De plus en plus, les gens choisissent d’habiter dans tel quartier ou village parce qu’il y a des commerces authentiques et humains comme les libraires. Si on veut des librairies qui jouent un rôle social, qui attirent de nouveaux habitants et d’autres commerces, comme de nombreuses études le montrent, alors l’action publique peut avoir une influence. C’est donc aussi un choix de société.

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